"La dernière fois que je l'ai vu, ici à New York - il n'y a pas longtemps : cinq ou six mois, peut-être sept -, il était déjà très près du désespoir. Il n'en faisait rien paraître et donna une "cocktail-party". La "party" fut très gaie. Il n'y avait là presque que des gens de lettres. Lui-même était corps et âme homme de lettres, voué, consacré à la littérature, "good old Stefan Zweig" !
Après le cocktail, je ne l'ai plus rencontré qu'une seule fois, dans la rue. Il venait à ma rencontre, sur la Cinquième Avenue, sans du reste me remarquer. Il était, comme on dit, plongé dans ses pensées. Celles-ci ne devaient pas être très agréables. La soleil brillait, le ciel souriait ; on ne pouvait pas en dir autant de "good old Ste", qui avait l'air plutôt sombre. Comme il pensait que personne ne l'observait, il s'autorisait un regard fixé et peiné. Rien des mines enjouées qu'on lui connaissait. En outre, ce matin-là il ne s'était pas rasé et son visage avait une allure étrange et hirsute. Je le regardai, avec sa barbe de plusieurs jours, les yeux sombres et éteints, et je me dis "Eh bien ! Que lui arrive-t-il ?" Je me dirigeai vers lui : "Où allez-vous ? Pourquoi êtes-vous si pressé ?" Il s'arrêta net, comme un somnambule qui entend son nom. Une seconde plus tard, il s'était ressaisi et souriait à nouveau, discutait, plaisantait, aussi courtois et animé qu'à l'ordinaire."