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Vingt-quatre heures de la vie d'une femme

"Et je vis là (vraiment, j'en fus effrayée !) deux mains comme je n'en avais encore jamais vu, une main droite et une main gauche qui étaient accrochées l'une à l'autre, comme des animaux en train de se mordre, et qui se serraient et s'opposaient farouchement, d'une manière si âpre et si convulsive que les articulations des phalanges craquaient avec le bruit sec d'une noix que l'on casse.

C'étaient des mains d'une beauté très rares, extraordinairement longues, extraordinairement minces, et pourtant traversées de muscles extrêmement rigides - des mains très blanches, avec, au bout, des ongles pâles, eu dessus nâcré et délicatement arrondi. Je les ai regardées toute la soirée, oui, je les ai regardées avec une surprise toujours nouvelle, ces mains extraordinaires, vraiment uniques : mais ce qui d'abord me surprit d'une manière si terrifiante, c'était leur fièvre, leur expression follement passionnée, cette façon convulsive de s'étreindre et de lutter entre elles. Ici, je le compris tout de suite, c'était un homme débordant de force qui concentrait toute sa passion dans les extréités de ses doigts, pour qu'elle ne fît pas exploser son être tout entier. Et maintenant..., à la seconde où la boule tomba dans le trou avec un bruit sec et mat et où le croupier cria le numéro... à cette seconde les deux mains se séparèrent soudain l'une de de l'autre, comme deux animaux frappés à mort d'une même balle."

Stefan Zweig, Vierundzwanzig Stunden aus dem Leben einer Frau (Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Stock) 1925?