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La Pitié dangereuse

Stefan et Friderike

"J'avais toujours cru jusqu'alors que la pire souffrance était celle de l'amour non partagé. Je me rendais compte maintenant qu'il en existait une plus terrible encore : être aimé contre sa volonté et ne pas pouvoir se défendre contre cette passion qui vous harcèle ; voir à côté de soi un être humain se consumer au feu de son désir et assister impuissant à ses tourments, ne pas avoir le pouvoir, la force, la possibilité de l'arracher aux flammes qui le dévorent. Celui qui aime d'un amour malheureux peut arriver à dompter sa passion, parce qu'il n'est pas seulement celui qui souffre, il est aussi le créateur de sa souffrance. S'il n'y parvient pas il souffre du moins par sa propre faute. Mais perdu sans recours celui qui souffre d'un amour auquel il ne peut pas répondre ; car ce n'est pas en lui qu'est la mesure et la limite de la passion, mais en dehors de lui et de sa volonté. Le tragique de cette situation, seul un homme peut vraiment le sentir, car c'est seulement pour lui que la nécessité de la résistance imposée est à la fois un martyre et une faute. Quand une femme se défend contre un amour qu'elle ne partage pas elle ne fait qu'obéir à la loi de son sexe, le geste du refus lui est tout à fait naturel, et même quand elle se dérobe au désir le plus ardent on ne peut la taxer de cruauté. Il en est, hélas ! tout autrement dans le cas inverse, quand une femme a vaincu sa pudeur jusqu'à manifester à un homme son amour, à le lui offrir, sans être certaine de trouver la réciproque, et que lui se cabre et reste froid ! Celui qui se refuse à une femme qui le désire l'offense toujours dans ses sentiments les plus nobles. Vaine, donc, la délicatesse avec laquelle on se dérobe, absurdes les excuses les plus raffinées, insultante l'offre de simple amitié, quand une femme vous a dévoilé sa passion ! Immanquablement la résistance d'un homme devient alors cruauté et il est coupable, sans le vouloir. Situation effroyable, insoluble. L'instant d'avant encore on se sentait libre, on s'appartenait et on ne devait rien à personne, et soudain on est poursuivi et assiégé, but et proie d'un désir étranger. Troublé jusqu'au plus profond de l'âme on sait que jour et nuit une femme pense à vous, languit et soupire après vous. Elle vous veut, vous désire, exige que vous soyez à elle de toutes les fibres de son être, de toutes les forces de son corps et de son sang. Vos mains, vos cheveux, vos lèvres, votre corps, elle les veut, vos nuits et vos jours, vos sentiments, votre sexe et tous vos rêves et pensées. Elle veut s'associer à votre vie, vous prendre et vous aspirer avec son souffle. Toujours, que vous soyez éveillé ou que vous dormiez, il y a désormais dans le monde un être qui vit avec vous et pour vous, qui vous attend, qui veille et rêve en pensant à vous. C'est inutile que vous vous efforciez de ne pas penser à elle, qui sans cesse pense à vous, que vous cherchiez à fuir : vous n'êtes plus en vous, mais en elle. Comme un miroir ambulant un être étranger vous porte en lui, et encore un miroir ne saisit votre image que quand vous vous offrez volontairement à lui. Elle, la femme, l'étrangère, qui vous aime, elle vous a déjà absorbé dans son sang. Elle vous a en elle, vous porte avec elle, où que vous fuyiez. Vous êtes le prisonnier d'un autre, vous n'êtes plus jamais vous-même, plus jamais libre et sans soucis, toujours vous êtes traqué, poursuivi, tenu à des devoirs. Cette pensée d'autrui, vous la sentez sur vous comme une succion brûlante et constante. Il vous faut endurer ce désir de quelqu'un qui souffre à cause de vous. La torture la plus affreuse qu'un homme puisse éprouver, à présent je le sais, c'est d'être aimé malgré soi."

Stefan Zweig, Ungeduld des Herzens (La Pitié dangereuse, Grasset), 1939