"Stefan Zweig et sa femme se sont tués, l'autre jour, à Petropolis, au Brésil. L'écrivain a laissé une lettre dans laquelle il explique que, ne croyant plus possible la reconstruction de l'Europe, il préfère s'en aller. Je n'ai certes pas le droit de juger cet homme, mais ce message posthume, ce message de désespoir, avait-il le droit de nous le donner ? Trop de gens malheureux et faibles pourraient s'en inspirer."
"Et du côté de chez Stefan ? Il n'a pas pu se suicider de chagrin ou de détresse. La lettre qu'il a laissée est tout à fait insuffisante. Que signifie dans son cas cette reconstruction of life qui lui aurait été trop difficile ? Derrière tout cela doit se cacher une affaire de beau sexe, un scandale quelconque qui le menaçait. A défaut de se sentir bouleversé, on est confronté là à un nouveau naufrage, face au triomphe des forces irrésistibles de l'Histoire."
"C'était un fils du bonheur. Il est mort en philosophe. Dans une lettre d'adieu au monde il a une fois encore écrit ce qui lui paraissait le plus digne d'effort dans la vie. Il voulait être un homme sachant "se tenir". Il voulait "se construire une vie". Pour lui, "le bien le plus haut" était "la liberté personnelle". Il se définissait ainsi "Moi, qui suis trop impatient..."
Il y a donc l'explication socialement convenable. Les dernières volontés. Les manuscrits achevés qu'on envoie aux éditeurs. L'ordre et l'urbanité règnent. On n'oublie pas le remerciement au pays d'accueil qui a droit au bel épithète de " merveilleux pays "."
"J'ai entendu très souvent ces derniers jours des voix qui défendaient avec indignation le combat politique contre ce geste. " Enfin, Zweig ne savait-il pas, interrogent ces voix, qu'il aide ainsi la victoire de l'ennemi mortel ? " [...] Le reproche qu'elles dressent ainsi est tout à fait justifié et irréfutable. Et pourtant - pour ne parler que de mon propre point de vue -, je ne peux m'y rallier. Le combat que l'homme mène contre le mal est immense et sacré ? Mais ce combat sacré ne peut accompagner l'homme que jusqu'au seuil de sa chambre mortuaire et pas au-delà."
"Lorsqu'il se retira au Brésil pour y poursuivre son travail, Stefan Zweig était devenu un homme sans grande illusion, un homme à l'espérance fragile, qui savait que nous ne sommes pas arrivés au bout de toutes les horreurs. Il avait été saisi d'un profond découragement. J'avais été effrayé à l'époque par le nouveau visage, presque de pierre, qui était désormais le sien. J’en parlai à sa femme, la mettant en garde - j'étais hostile au fait qu'il s'isole dans une attitude aussi inquiétante et qu'il mette une telle distance entre lui et ses amis, une distance que l'entrée de l'Amérique dans la guerre n 'avait fait qu'augmenter. Mais sa femme mettait tout son espoir dans la force réparatrice du Brésil qui avait déjà fait ses preuves sur lui."
"Toute sa vie, il avait choisi l'esquive. Devant la Première Guerre mondiale, en Suisse. Devant la symbolique mitrailleuse, en Angleterre. Devant les bombardements de Londres, dans la petite ville sans danger de Bath ; devant la menace du débarquement de Hitler, aux Etats-Unis. Devant l'entrée de Roosevelt dans la guerre, au Brésil. Il se retira même de la capitale du Brésil pour s'installer dans une station thermale en montagne. De là, il n'y eut plus d'esquive. Il ne s'esquiva pas non plus devant l'âge. Il avait toujours dit qu'il ne voulait pas vivre au-delà de soixante ans. Il n'éluda pas non plus le fait que son époque, l'époque de son humanisme raffiné de feuilletoniste, était, pour l'instant et sans doute pour toujours, révolue."
"Depuis sa plus tendre enfance, sous une montagne de vulnérabilité, d'amour-propre, de volonté et d'obstination, des conflits irrésolus ont dû rester enfouis en lui, alors qu'il avait la chance de vivre dans la même ville que Freud. Il est vrai qu'il avait écarté, malgré la bienveillance que lui avait autrefois témoignée Theodor Herzl, le chemin vers la Palestine, "ce pays des ancêtres", avec lequel, dans son oeuvre, il s'entendait si bien. Etait-ce la fuite devant le père qui l'entraîna à travers le vaste monde, de l’hospitalière Angleterre au lointain Brésil ? Est-ce que la peur de cet homme devant la vie n'était que le résidu d'une crainte démesurée devant le maître de la maison familiale, dont la figure ne pouvait pas trouver sa place dans un monde normal et supportable ?"
"La tristesse suscitée par la mort volontaire de Stefan Zweig a toujours été de pair avec l’étonnement qu’il ait choisi de renoncer à une existence qui, même en des temps aussi noirs, apparaissait à tant d’autres comme privilégiée. Bien que je désapprouve le suicide, et pas seulement pour des raisons religieuses, j’ai été offensée que l’on dénigrât un désespoir aussi insupportable. Aucun de ceux qui hochaient du chef, me sembla-t-il, n’avait compris la vraie nature, l’essentiel de cet être pour lequel, par ailleurs, ils avaient une haute estime. Malgré leur admiration, malgré l’enrichissement qu’ils avaient reçu de lui, ils ne percevaient pas - c’est ce qui ressort de leur prise de position - que la profonde compréhension pour la détresse intime, que beaucoup avaient, et non en vain, cherchée chez lui, repose sur une capacité inépuisable de vibrer à l’unisson, sur une totale implication de soi-même et, par voie de conséquence, sur une extrême vulnérabilité. On eût dit qu’on lui permettait seulement de ressentir la souffrance des autres, mais non la sienne propre."
"Comme nos jugements sont insipides et présomptueux devant la bouleversante réalité de la mort ! Etait-il "en droit" de s'ôter la vie ? Etait-il un défaitiste ? Son suicide porte-t-il atteinte à la validité de son oeuvre ? Et si oui, de quelle manière ? Seule la dernière question a un sens. Nos critères et nos appréciations sont désormais caducs. Notre conception morale prend pour point de départ l'idée que la vie est précieuse et doit être protégée. Mais celui qui abandonne la vie se retire d'une moralité désormais sans poids dans le vide de l'éternité."