Dimanche 17 Octobre 1926 - Salzbourg
"...Me voici maintenant dans la charmante oasis de Salzbourg. J'y retrouve Stefan Zweig, toujours chaleureux, accueillant, hospitalier. On ne me permet pas de gagner l'hôtel. On a déjà préparé ma couchette. Quoi de mieux que de me laisser faire? Et je passe l'après-midi avec Zweig, dans l'agréable détente de ce dimanche de Salzbourg, la ville aux cent tours, qui sonnent toutes ensemble de leurs cloches claires ou graves, comme pour une fête qui n'en finirait pas. Nous ne nous sommes pas revus depuis cinq ans, et nous avons bien des choses à nous conter. Il me parle de ce Kulturbund, qui m'a donc invité à Vienne à son congrès. Cela se nomme en français, moins heureusement, " Fédération des Unions intellectuelles. " On reconnaît ici la louable pensée, née au lendemain de la guerre, de donner une réalité concrète et un rudiment d'organisation à " l'internationale de l'esprit ". Au reste, ici comme ailleurs, des rivalités de personnes, des frottements de doctrine, ont commencé à se faire jour. (...)
Le soir, nous soupons au restaurant, Zweig, sa femme, le journaliste viennois, et moi. J'oubliais les chiens de Zweig, qui sont des personnages de quelque importance et qui contribuent à composer autour de lui l'ambiance confortable, chaude, amicale, discrètement luxueuse, où il jouit parfaitement d'une heure de détente. Il faut que ce soit tranquille et vivant, comme ces grandes bêtes sages, mais bougeantes , et aux yeux éveillés. Il faut qu'un naturel égoïsme y trouve son compte, mais elle n'est entière que s'il se prolonge insensiblement en don de soi, et en plaisir des autres, gens et bêtes, reflété par les petites flammes fidèles des yeux brillants. Nous évoquons entre autres nos souvenirs de 1921. La vie a changé depuis lors. Il n'est plus besoin de surveiller les pardessus, au restaurant " Il va, m'assure-t-on, un peu moins de misère et beaucoup moins de luxe. " De la période de l'inflation, les gens qui ont quelque argent ont gardé l'habitude de le dépenser ; on a perdu toute confiance dans la vertu d'économie. Pour mieux dire, on ne croit plus à l'argent. Et peut-être n'est-ce pas un si grand mal."
Lundi 18 octobre 1929
"Zweig a le culte et le génie de l'amitié. L'hospitalité que l'on goûte dans sa maison est large et légère. Elle enveloppe et ne gêne pas. La nuit m'a laissé rafraîchi et comme aéré. Le petit déjeuner s'est prolongé en un de ces moments de loisir comme il les aime une conversation en tête à tête, tantôt en français, qu'il parle fort bien, tantôt en allemand où il m'assure gentiment que je devrais me lancer davantage. Nous parlons des grands poètes. Il connaît les nôtres comme les siens. Il est question de Hugo, dont il ne consent pas à suivre les détracteurs, il est de ceux qui savent que Dieu est une très grande chose, un des sommets peu gravis de la poésie universelle. Puis il me mène dans sa bibliothèque, une salle allongée, avec des vitres sur glissières et des grillages, où rien n' a été négligé pour que les livres aux robes sombres ou fauves fussent bien chez eux. Ils sont là, comme un peuple d'oiseaux à beaux plumages, dans leur volière bien soignés et la rêverie imagine entendre, au bout d'un moment le ramage divers et divin qui s'élève des titres et des -pages. Zweig a la volupté des belles choses; caresser le dos d'un livre. Ces verrières sont en outre ornées d'autographes, dont il est grand collectionneur, et dont il fait encadrer les plus précieux. Il y en a un de Goethe, et il ne se lasse pas d'admirer l'envol et la force de cette écriture. Goethe, voilà encore et toujours le vrai maître.
Et puis j'ai fait mes adieux aux Zweig, et à leur petit château juché sur sa colline. J'ai redescendu le chemin de croix du mont des Capucins, qui me fait penser à celui de la Madona del Sasso, à Locarno. J'embrassai, une dernière fois, le panorama de Salzbourg et de ses clochers, sous un ciel de pluie menaçante."