"J'aimais mon travail et c'est pourquoi j'aimais la vie. J'étais à l'abri du souci ; même si je n'écrivais plus une ligne, mes livres prendraient soin de moi. Tout me semblait atteint, le destin dompté. La sécurité que j'avais connu autrefois dans la maison de mes parents et qui s'était perdue pendant la guerre, je l'avais recouvrée par mes propres forces. Que restait-il à souhaiter ? [...] Serait-il bon, demandait quelque chose en moi - ce n'était pas moi-même -, que ta vie se poursuive ainsi, si calme, si réglée, si lucrative, si confortable, sans nouvelles tensions et sans nouvelles épreuves ? T'appartient-elle vraiment, appartient-elle au plus essentiel de ton être, cette existence privilégiée, tout assurée en soi ? Pensif, je me promenais dans la maison. Elle était devenue belle, au cours de ces années, et telle exactement que je l'avais voulue. Et pourtant, devais-je toujours vivre ici, toujours m'asseoir devant le même bureau et écrire des livres, un livre et encore un livre, et ensuite toucher mes droits d'auteur, toujours plus de droits d'auteurs, devenir peu à peu un monsieur respectable, tenu d'exploiter avec dignité et dans le respect des convenances son nom et son oeuvre, préservé déjà de tout accident, de toutes les tensions et de tous les dangers ?" "[...] Toute forme de droit, de libre circulation est suspendue en Allemagne, et il ne faudra pas longtemps pour que nous ayons en Autriche le même destin. Ce que l'on va faire alors n'est pas clair, j'ai la plus forte aversion pour l'idée d'émigrer et ne le ferai qu'en cas d'extrême nécessité, car je sais que toute émigration répond à une nécessité, on fait de ceux qui restent au pays des otages et on leur rend l'existence plus difficile. [...] Depuis vingt ans, depuis 1914 tout ce qui est arrivé - la guerre, le traité de Versailles - parlait contre la raison, et pour nous, qui avons cru avec un incompréhensible optimisme au progrès, la démonstration est faite que nous avons fait fausse route, et que peut-être la moitié, voire la totalité de notre effort, a été vaine. Le plus irritant dans tout cela est qu'avec cette haine quotidienne, ces menaces et ces tensions, on ne peut travailler convenablement." |